Le miroir se brisa au sol, projetant sur mes murs, leurs jolies réflexions nacrées. Réflexions de lumière. Réflexions de pensées.
Cette foutue maladresse ! Comme si j’avais besoin de quelques malheurs de plus ! J’entendis Camille commencer à pleurnicher dans sa chambre. Avant même qu’elle ne se mette définitivement à hurler, je me précipitai vers son petit corps de poupée de chiffon pour la cajoler, afin qu’elle se replonge dans ses doux songes enfantins. Je savais que ces moments là, ces moments d’insouciances, étaient rares dans une vie. Elle devait en profiter le plus possible. Sa jolie frimousse serait prise en otage bien assez tôt, deviendrait une tête lourde sous les assauts incessants des soucis d’adultes et de leurs tourments parfois incompréhensibles.
Une fois apaisée, moi-même calmé par le rythme lent de la respiration de son petit bedon, je l’admirai quelques secondes, un sourire au coin des lèvres, le cœur serré par autant de tendresse, et de solitude à la fois.
Retournant ramasser les bris du miroir, je ne pus m’empêcher de croiser mon propre regard dans le reflet argenté. J’avais les traits tirés de fatigue, entièrement dévoué à mon nouveau mode de vie. J’avais horreur de ça, mais je m’installais dans ma petite routine, à courir après les rouages du temps. Débordé entre le garage et mes petits boulots pour arrondir les fins de mois difficiles – faire les comptes était devenu un vrai supplice, me rendant un peu trop économe – je passais le reste de mon temps à m’occuper de ma fille. Mon courage pris à pleine main, j’étais prêt à tout sacrifier pour elle. On pouvait me reprocher bien des choses, heurter ma susceptibilité à fleur de peau, mais ça non, il en était hors de question ! Je ne voulais que son bonheur, ce but était devenu mon unique priorité. Avec ses babillages, elle était la seule à pouvoir me rendre le sourire. Mon sourire… Celui que j’avais coulé dans l’asphalte de mes lèvres des années auparavant, mais que j’avais depuis trop longtemps abandonné sur le bord d’une route passagère et inhospitalière.

Il avait suffit d'un évènement, pour qu'il en découle toute cette réaction en chaine, que ce soit un château de cartes entier qui s'écroule ou seulement une de ces cartes atouts que l'on abat au moment opportun. L'onde de l'eau qui se propage et que rien n'arrête... Ces ronds devenant infiniment grands de conséquences à chaque mouvement.

Hésitant et tourmenté, j’avais longuement réfléchi à cette situation. Depuis que j’avais Camille dans ma vie, plusieurs étoiles étaient tombées de la voie lactée de mon regard quand d’autres étaient apparues, plus brillantes encore, mais malheureusement bien moins nombreuses, éparpillées dans l'espace de ma vie. On me disait devenu trop sérieux, trop exigeant. Et puis, j’avais perdu l’étincelle, celle que tout le monde aimait voir briller dans mes yeux plein d’inconscience, pourtant c’était là, la clé de ma survie. De notre survie à tous les deux… J’aurais le temps plus tard – du moins, je l’espérais – de revenir vers une douce folie. Mais pour l’instant, c’était vrai. La rancune, le sens des responsabilités, les désillusions… me faisaient porter le masque du mec farceur, charismatique et affable face aux gens qui m’entouraient et m’avaient connu ainsi. Seulement un masque. J’aimais le porter, parce que je me disais qu’à force de convaincre mes proches, je me convaincrais moi-même. Mais surtout, parce qu’à leurs yeux, il fallait que je reste le même, bien qu’à l’intérieur, tout avait changé… Tout avait été brisé, comme ce foutu miroir qui reflétait ma drôle de vie… Je crois que c’est le fardeau des gens passionnés. Un jour, ils tombent de haut…

Et il y eut ce jour. Ce jour où je me suis dit que parfois, il valait mieux laisser tomber... A force de trop vouloir arranger les choses, on se blesse soi-même. De ces blessures qui ne se soignent pas. De ces cicatrices qui nous accompagnent pour toujours. Et qui nous bouffent tôt ou tard…
Réparer un mécanisme rouillé, remettre en état un objet brisé j’avais toujours su le faire ! Mais raccommoder un cœur rongé, soutenir un esprit ravagé… Les objets sont utiles, répondent à ce qu’on leur demande de faire. Leurs rouages se mettent en marche et ils agissent. En revanche, quand il s’agit de l’être humain… Quand l’être humain n’est plus à même d’exercer ses fonctions… il implose. Et son lui intérieur se disperse en mille petits morceaux irréparables. Impardonnables. Impardonnables tellement le portrait que je dressais de toi était admirable, tellement l’estime que je te portais ne permettait aucun écart supplémentaire. J’avais hurlé à nos parents, les quatre vents, combien je t’aimais. Après tout, peut être leur avait-on soufflé à l’oreille que nous allions tous en souffrir. Mais je ne regrette rien. Je t’aimais tellement. Je t’aimais à en crever ! Envers et contre tous. Envers et contre toi…

Personne n’avait cru en nous, en notre coup de foudre, en notre amour adolescent, en notre exil vers la capitale de l’amour, en notre désir de réaliser nos rêves d’enseignement… Nous y avions vécu nos plus belles années étudiantes, insouciantes… Toi et ta passion pour les belles langues étrangères. Moi et mon envie intarissable d’en apprendre plus sur l’Histoire créant notre monde.
Et puis, il y avait eu cet ‘un peu de toi, un peu de moi’…  Ce petit ange tombé du ciel pour qui nous étions revenus près de nos racines anglaises. Pour qui j’avais abonné tous mes projets, revenant à mes premiers amours pour la mécanique et enchainant les petits boulots afin de m’occuper d’elle, depuis que tu étais partie… depuis que nous avions dû te rayer de nos vies, au nom de sa propre survie ! Je ne sais pas ce qu’il s’était passé pour que nous en arrivions là. Une femme qui avait apporté tant de douceur et d’attention dans ma vie… Comment aurais-je pu deviner qu’en toi s’insinuait le démon de la maladie ? Il serpentait dans tes veines jusque dans ton esprit. Je savais que sa langue fourchue t’avait imposée mille supplices. Même si je n’arrivais pas à croire que des voix aient pu te l’ordonner, au fond de moi, je savais que ce n’était plus vraiment toi. Ce n’était plus vraiment toi… Cette sirène aux agissements maléfiques n’était certainement pas la femme dont j’étais tombé fou amoureux, du jour au lendemain. Moi, le gamin sportif et populaire, cachant sa sensibilité. Toi, le petit rat de bibliothèque séduisant, dissimulant sa force de caractère. Non, pas celle qui pensait que le fruit de notre amour, la perfection de nos chairs entremêlées, puisse te détester. Là où nous étions censés nous rassurer l’un l’autre, je me sentais si seul… Tu t’empressais de me la tendre, alors que j’étais tout aussi désemparé que toi. Elle pleurait, elle pleurait si fort entre tes bras… Ce que je ne voyais pas. Ce que je m’obstinais à ne pas voir. A croire que tout allait s’arranger, se réparer… Ma capacité à t’épauler était devenue tellement futile face aux horreurs qui m’avaient ouvert les yeux.
« Arrête de dire qu’elle ne t’aime pas, Julia ! Arrête de dire ça ! Je t’en supplie ! Ce n’est pas Camille qui a un problème envers toi [...] On ne peut plus continuer comme ça [...] Ça ne changera pas, ne me fais plus de promesse en l’air. Il faut que tu te fasses soigner […] ou je demande le divorce. »
Arrivé à temps avant l’irréparable, la gorge noyée de sanglots face à cette réalité, les mots avaient été lâchés. Durs. Blessants. Tranchants. Était-ce ma faute ? Était-ce moi qui avais fait quelque chose de travers ? Qui n’avait pas été assez aimant et à l’écoute ? La culpabilité m’avait plusieurs fois envahi mais qu’importe, jamais plus, quelqu’un ne lèverait la main sur elle !

Neuf longs mois s’étaient écoulés, et l’on m’avait prévenu que ta sortie était imminente. Cette fois, ce fut en moi que le démon s’insinua, apportant doutes et appréhensions. Devais-je venir à ta rencontre ? Te donner une nouvelle chance et me voir encore déçu ? Ou t’oublier à jamais, et laisser cette cicatrice sur mon cœur s’épandre ? Car oui, depuis, j’avais essayé de tourner la page. Mais refaire ma vie sans toi m’était encore trop difficile. Trop insupportable. Chaque fois, le souvenir de notre amour revenait me hanter. Chaque fois que je croisais les prunelles les plus précieuses du monde, tendres et innocentes... Celles de notre ‘nous’, de notre plus belle réussite. Celles qui mélangeaient le reflet bleuté des vagues qui avaient bercées notre enfance, à Liverpool. Cette couleur des eaux agitées que nous avions tant aimé retrouver en s’installant ici, à Gold Coast, où la pâleur porcelaine de ton teint m’était toujours rappelée, chaque fois que je passais devant les plages de sable blanc. J’imaginais alors sentir à nouveau la douce tiédeur de tes mains fines et élégantes se baladant sur les touches noires et blanches… Ce qu’elles me manquaient ces mains, ces doigts que j’entrecroisais avec tendresse… ces doigts mêmes qui avaient osés entrecroiser l’impardonnable, serrés avec folie son petit cou, et provoqués cette fameuse implosion en mille petits morceaux. J’avais malheureusement appris que l’Histoire se répétait. Et si la notre se répétait ? Et si je t’aimais encore ? Et si tu arrivais à tout me faire oublier ? Et si tout cela n’était encore qu’apparences ? Même si je savais qu’entre deux illusions, la passion avait été tellement belle, tellement réelle qu’elle m’en brûlait les tripes... Et si… Et s’ils t’avaient trop changée ? Alors, ce serait entièrement de ma faute. Et ça, je ne le supporterais pas. Encore une fois. Julia…