Once Upon A Time...
This is the story of my life... These are the lies I have created...
Il plisse les yeux doucement, puis tourne soigneusement la page, qui a une odeur de vieux papier.
Ce garçon s’appelle Alessandro Lucian Liviu. Il a huit ans. Il vit dans une jolie maisonnette, dans la périphérie de Vérone. Il est enfant unique. Son père, un Roumain venu s’installer vingt ans plus tôt en Italie, est potier. Sa mère, Italienne jusqu’aux bouts des ongles, est institutrice.
En ce 25 Décembre, la neige ne cesse de tomber sur la ville. Mais Alessandro ne joue pas dehors avec ses copains. Il ne va pas faire une bataille de boules de neige, ou bien se réchauffer tout près de la cheminée.
Il reste dans sa chambre et déguste, lentement mais sûrement, le très vieux livre de viennent de lui offrir ses grands-parents. Il bute sur certains mots, ne les comprend pas tous, mais il continue de lire, presqu’avec acharnement. Son esprit vagabonde dans un autre monde ; un monde imaginaire, peuplé de dragons cracheurs de feu, de guerriers aux armures étincelantes, d’elfes aux oreilles pointues….
Il veut savoir la suite, puis la fin de l’histoire. Il est absorbé, presque étranger à ce qu’il se passe autour de lui. Dans la lumière vacillante de sa lampe de chevet, il peine à voir correctement les écritures, mais il sait que s’il se lève pour appuyer sur l’interrupteur, ses parents entendront le bruit de ses pas sur le parquet grinçant et le disputeront. Il n’a pas le droit de veiller aussi tard, il le sait. Mais c’est plus fort que lui, rien ne peut l’arrêter dans sa lecture.
Pas même les tourbillons de flocons glacés qui virevoltent et viennent se cogner contre sa fenêtre.
“Do you live, do you die, do you bleed, for the fantasy ?”
Dernier mois de lycée.
Les examens approchent à grand pas. Le stress commence à monter. Même s’il s’est préparé toute l’année, il doute encore un peu, juste un peu.
Mais au-delà de ces épreuves, il y a la vie. Les études supérieures. L’émancipation. La liberté.
Autour de lui, ses amis rient, certainement parce que l’un d’eux vient de raconter une quelconque anecdote amusante. Leur rire est communicatif, si communicatif qu’ils finissent tous presque essoufflés, pliés en deux.
La vie est devant. Elle leur sourie.
Alessandro a plein de rêves, qu’il lui tarde de pouvoir réaliser. Tout d’abord, se consacrer à l’écriture. Ses parents ne sont pas d’accord et répètent qu’écrivain n’est pas un métier facile, qu’il va gâcher tout son potentiel. Il ne les écoute pas. Il les a déjà écoutés lorsqu’il a dû choisir sa filière, hors de question qu’ils décident de sa vie. Même si les sciences l’intéressent et que les mathématiques sont un jeu d’enfant pour lui, il ne veut pas de ça.
Non, lui, ce qu’il désire vraiment, c’est écrire et pouvoir partager son travail.
Alors il rêve, espère et croque la vie à pleine dent.
“He is a stranger to some and a vision to none...”
Depuis quelques temps, il n’est plus seul dans ce coin du parc, qu’il affectionne tant.
Il vient toujours chercher l’inspiration ici. C’est isolé, calme, reposant. Entouré de la nature et du chant de oiseaux, il écrit, réfléchit, laisse aller ses pensées au gré du vent, en contemplant l’immensité du ciel. Il aime cet endroit. Il le connait depuis longtemps –depuis toujours même. Il lisait déjà ici lorsqu’il était plus jeune.
Mais depuis quelques temps, il y a quelqu’un d’autre. Un homme.
Il ne le voit que de dos, donc il ne sait pas trop à quoi il ressemble. Il porte un vieux blouson gris terne, un jean abimé et des chaussures en cuir vieilli. Il semble grand, mais le jeune homme n’en est pas sûr. Difficile d’évaluer la taille d’une personne qu’on ne voit qu’assise…
Mais cet homme, qui qu’il soit, est un artiste. Il peint. Le ciel, le parc, les oiseaux… Il peint et il est absorbé par son art. Alessandro s’est souvent demandé si lui aussi parait si intouchable quand il écrit.
Ils sont tous les deux hors du temps.
A chaque fois qu’Alessandro arrive et s’installe sur son banc favori, l’homme est déjà là. Et lorsque le jeune homme repart, parfois même tard le soir, l’homme est toujours là.
Alessandro s’est habitué à sa présence. Au début, il le gênait et l’empêchait de se plonger totalement dans l’écriture. Mais à présent, il nourrit une sincère curiosité envers ce mystérieux personnage dont il n’a jamais vu le visage. Parfois, il scrute son dos en espérant qu’il se retourne, ou bien juste en quête de l’inspiration. Il l’observe peindre, mélanger les couleurs, créer des formes. Cela l’apaise et le détend, mais l’aide aussi à rassembler ses idées.
Il apprécie cet homme, sans même le connaître.
Et il ne vit jamais son visage car ce dernier disparut, quelques mois après son apparition, comme il était venu : soudainement et sans un bruit.
“A new day is coming and I am finally free !”
Fin de son premier jour dans une maison d’édition.
Il reprend son souffle. Il a fini toutes les tâches qu’on lui avait assignées. Il n’a pas vraiment la fonction la plus reluisante qui soit, mais c’est mieux que rien : ses parents l’auraient fichu dehors s’il n’avait pas trouvé un travail.
Vouloir être écrivain, c’est bien mais encore faut-il avoir les possibilités de rendre ce rêve réalité.
Il a dix-neuf ans. Tous ses amis sont à la fac, dans des écoles d’ingénieurs… Ils ont poursuivi leurs études, contrairement à lui. Alessandro s’est accordé une année sabbatique, consacrée à l’écriture de son premier roman. Il a bien avancé. Mais ses parents lui reprochent chaque jour d’avoir tout arrêté pour l’écriture. Ils ne comprennent pas.
Néanmoins, il n’est pas mécontent qu’ils l’aient poussé à trouver un travail : le voilà employé dans une maison d’édition. C’est une opportunité extraordinaire pour lui : il va pouvoir se rendre compte des différentes phrases d’édition d’un livre et de toutes les difficultés, qu’en tant qu’auteur, il pourrait rencontrer. Cela va lui donner de l’expérience, tout en renflouant un peu ses poches. Certes, il aura moins de temps à consacrer à la rédaction de son manuscrit mais il ne peut pas vivre avec seulement deux heures de sommeil par nuit.
Si seulement les journées pouvaient compter ving-huit heures…
Il saisit le gobelet empli d’une substance qui s’apparente au chocolat au lait. Bon, il s’en fera un bien meilleur une fois arrivé à la maison. Il veut se reculer de la machine mais un bras surgit sur sa droite, deux doigts appuyant sur le logo du café.
Surpris, il se retourne.
Face à lui se trouve son supérieur hiérarchique. Costume de velours, cravate sur-mesure, chaussures luisantes de propreté. Et surtout, deux magnifiques yeux verts et un visage séduisant encadré par de courts cheveux noirs.
Alessandro s’écarte rapidement en s’excusant, confus, rougissant. Il a toujours été un peu timide devant les personnes qu’il ne connait pas, mais devant son supérieur, sa timidité semble être exacerbée. Surtout qu’il le trouve diablement beau…
« Excusez-moi monsieur, je…
-C’est à moi de m’excuser. Je n’aurais pas dû vous surprendre ainsi, c’était impoli. » assène calmement son interlocuteur en lui lançant un regard presque curieux.
Le jeune homme lit l’interrogation dans ses yeux. Aussi s’empresse-t-il de se présenter convenablement.
« Je suis le nouveau stagiaire, je suis arrivé ce matin. Alessandro Liviu, monsieur. »
Son interlocuteur hoche la tête et récupère son café. Alessandro a presque oublié le gobelet brûlant qu’il tient dans sa main.
« Eh bien Alessandro, que dirais-tu découvrir un peu mieux le métier d’éditeur ? »
C’est la fin de sa journée. Il devrait rentrer chez lui, raconter à ses parents ce qu’il a fait aujourd’hui, puis se remettre à écrire un peu…
Mais son supérieur lui offre un sourire avenant.
Une telle proposition ne se refuse pas.
“Look in my eyes, you're killing me, killing me, all I wanted was you !”
Qui aurait pu croire que cela finirait ainsi ?
Lui, plaqué contre le bureau de son supérieur, alors que celui-ci lui dévore les lèvres avec une telle passion qu’il s’en sent bouleversé…
Il n’aurait jamais envisagé une telle possibilité. Tout d’abord parce qu’il n’est pas du genre à charmer pour obtenir ce qu’il veut, soit un poste avec un peu plus de responsabilité que celui qu’il a maintenant. Et ensuite parce que malgré les sentiments qu’il a développé pour son boss, jamais il n’aurait imaginé que celui-ci les lui retourne.
Mais le geste est équivoque n’est-ce pas ?
Une main autoritaire se plaque contre son dos, le collant au torse de l’autre homme. Celui-ci lâche enfin ses lèvres et ils se contemplent tous les deux, les yeux dans les yeux. Alessandro hésite sur la conduite à avoir. Que doit-il dire ? Comment réagir ?
Il calme lentement sa respiration, le silence lui vrillant les oreilles. Il peine à réaliser. Il avait tant espéré ce moment, sans même y croire. Cela fait un an qu’il travaille ici, se fait doucement sa place et développe de forts sentiments pour son supérieur. Il faut dire que les deux hommes travaillent souvent ensemble. Il apprend le métier d’éditeur à ses côtés, et cela lui plait.
Mais ce qu’il vient de se passer ne remet-il pas tout en question ?
« Dis quelque chose, Alessandro. » murmure son interlocuteur en se reculant légèrement.
Il rougit, tellement qu’il a l’impression que son visage prend feu.
« Hum… »
Il baisse les yeux, intimidé par la situation. Ça a toujours été comme ça, quand il se trouve en présence de l’autre homme et qu’ils ne travaillent pas. Il ne se sent pas vraiment à l’aise. Et maintenant, c’est encore pire… Lui qui d’habitude a la conversation facile, fait preuve d’humour, le voilà totalement muet.
Et ses yeux tombent sur la main gauche de son interlocuteur.
Il y a une bague en or.
Sur l’annuaire.
Son cœur manque un battement alors que les larmes lui montent aux yeux.
Trois minutes plus tard, il claque la portière de sa petite voiture et éclate en sanglots.
“I'm a ghost, you're an angel...”
La porte de sa maison se referme violemment derrière lui.
Le voilà seul. Pour de vrai.
Ses parents n’ont pas apprécié entendre qu’il avait démissionné. Comment aurait-il pu leur expliquer les vraies raisons de son départ ? Ils ne savent même pas pour sa bisexualité…
Son père a hurlé, sa mère aussi. Ils l’ont traité de bon à rien, lui ont crié qu’il avait gâché tout son potentiel. Et pour finir, excédés, ils l’avaient tout simplement mis à la porte, en lui ordonnant de revenir lorsqu’il aurait trouvé un travail ou bien une école où étudier.
Toute sa vie tient dans une valise. C’est triste à dire. Ils ne lui ont même pas laissé le temps de prendre un bon manteau.
Il pleut. Il a froid. Il ne sait pas où aller.
Ses pas le guident naturellement vers ce parc, où il avait l’habitude de passer tout son temps. Ce bac à sable a marqué son enfance. Ces grandes pelouses sont le symbole de son adolescence. Il a passé tant d’après-midi ici, à parler de tout et de rien avec ses amis, élaborer des projets, rêver de son avenir…
Et il y a ce banc, sur lequel il s’asseyait tout le temps pour écrire. Il s’y pose presque avec soulagement. Il est trempé et tremble de froid. Il est perdu.
« Alessandro ? »
Il sursaute et se retourne brusquement.
« Arianna ? Qu’est-ce que tu fais là ? lui demande-t-il avec un mélange de surprise et de joie.
-Je me promenais quand la pluie m’a surprise, lui explique-t-elle en se rapprochant, un grand sourire aux lèvres. Je courrais pour rentrer à la maison quand je t’ai vu et je n’ai pas résisté à l’envie de te revoir ! » rie-t-elle avec insouciance.
Son bonheur manifeste amène un sourire sur le visage du jeune homme. La jeune femme le regarde un instant avant d’écarquiller les yeux.
« Mais t’es trempé ? Et tu fais quoi dehors, tout seul, sous la pluie ? s’exclame-t-elle. Allez, viens, on va chez moi, c’est pas bien loin d’ici. »
Il pense à refuser. Il n’a pas envie de lui être redevable. Maintenant, il doit se débrouiller tout seul, apprendre à marcher sans personne à ses côtés…
Mais elle insiste et il finit par capituler. Elle jette un regard curieux à sa valise. Il sait qu’elle a compris. Mais elle lui sourit, le prend par le bras et se met à parler, parler, parler…
“I believe in nothing, but the beating of our hearts.”
Cela fait bientôt deux ans qu’il habite chez Arianna.
Ils s’aiment et sont heureux. Il travaille chez un fleuriste, à quelques pas à peine de leur appartement. Il gagne juste ce qu’il faut pour payer sa part du loyer et subvenir à leurs besoins. Ils ne font pas de folies mais ils ont une vie, des ambitions. Elle travaille d’arrache-pied pour décrocher son master en Chimie. Et lui vient juste de finaliser son roman.
Enfin. Il se sent tout proche de son rêve. Il peut presque le toucher, il le sent.
Il a économisé pour pouvoir s’acheter un costume et de belles chaussures. Et le voilà parti pour faire le tour de toutes les maisons d’édition, leur proposer son manuscrit. Il ne rentrera pas avant deux bonnes semaines, mais il a prévenu la jeune femme. Sa valise à la main, son attaché-case de l’autre, il s’installe au volant de sa petite voiture, met le contact. Elle le mènera jusqu’à Rome… Et l’accomplissement de ses rêves.
“Your promises, they look like lies, your honesty like a back that hides a knife...”
Il a l’impression d’avoir du mal à respirer.
Dans sa main, la petite valise où il a si soigneusement rangé son manuscrit semble peser des tonnes. Il réalise, au fur et à mesure qu’il monte les marches de l’escalier. Il réalise que son rêve est anéanti. Que son histoire, dans laquelle il a placé tant d’espoirs, ne verra jamais le jour dans une librairie. Il a tant donné de sa personne en l’écrivant qu’il a l’impression qu’il lui manque une partie de son cœur.
Il n’arrive plus vraiment à réfléchir.
Le premier refus ne l’avait pas découragé. Le second non plus. Il n’avait pas abandonné si vite. Mais lorsque le porte du dernier éditeur s’était fermée derrière lui, il avait senti comme un manque. Il avait passé des jours et des jours à contacter des maisons d’édition partout en Italie. Il avait faxé son manuscrit un million de fois. Il avait tant parlé, tant défendu son œuvre qu’il en avait sa gorge encore sèche. Et il s’était déplacé, loin, partout. Il avait pioché dans ses maigres économies, les avait réduit à néant.
Cela faisait un mois, jours pour jours, qu’il parcourait le pays.
Et ce mois lui avait fait réaliser combien la réalité était éloignée des rêves. Il se sentait vide. Il ne voulait plus rien. Il désirait juste s’enfoncer dans son lit, se réfugier dans les bras d’Arianna.
Arianna… Il lui avait menti tout le mois durant, lui promettant qu’il allait bien, que tout se passait à merveille. Qu’allait-elle penser de lui à présent ? Qu’il était un menteur de la pire ? Un incapable ? Un bon à rien sans ambitions ?
Avec angoisse, il tourne la poignée de la porte et pénètre dans l’appartement. Il pose son écharpe et son manteau sur le dossier du canapé, appréciant son retour dans ce petit coin douillet, cette ambiance chaleureuse qui lui avait tant manqué. Il laisse son manuscrit dans un coin et se dirige instinctivement vers la chambre. Il est tôt. Peut-être dort-elle encore ? On est Dimanche après tout.
Partagé entre l’inquiétude et l’impatience, il pousse la porte…
Des cris de surprise.
Deux corps enlacés sur les couvertures et dont les positions ne prêtent guère à l’imagination.
Un regard choqué planté dans le sien.
« Attends, Alessandro ! »
Mais il n’obéit pas. Il fait le chemin inverse à toute vitesse, prend son manteau et son écharpe à la volée, ouvre la porte d’entrée avec empressement. Il dévale les escaliers, manque de tomber, se précipite à travers le hall et se retrouve enfin à l’air libre.
Il a commencé à neiger et le sol est glissant. Mais il parvient jusqu’à sa voiture et démarre. Être au volant le calme un peu, mais ses mains son crispées sur le volant. Il a du mal à respirer. Il quitte la ville, roule à toute allure lorsque les maisons deviennent plus rares, au profit des champs.
Il s’en va. Loin. Très loin.
Et il ne reviendra jamais.
“Hearts are made for breaking and for pain.”
Il arrive à l’aéroport et achète un billet pour le premier vol allant vers un pays étranger. Il ne regarde même pas la destination.
Comme prisonnier de son esprit, il ne parvient pas à réaliser. Ce ne sont pas seulement ses rêves qui sont réduits à néant. Il y a son cœur. Son cœur meurtri, ébréché, piétiné, écrasé. Il ne ressent plus qu’un profond désespoir. Même pas l’ombre de la colère. Et la scène tourne en boucle sous ses paupières fermées.
Arianna, qu’il aimait tant, à qui il aurait tout donné, tout offert… Arianna, à qui il avait servi son cœur sur un plateau d’argent… Arianna, à qui il avait confié toutes ses peurs, tous ses rêves, tous ses espoirs…
Arianna, dans les bras d’un autre homme.
Comment cela avait-il pu se produire ? N’était-il pas à la hauteur ? Il n’était pas assez bien pour elle ? Croyait-elle qu’il l’avait abandonnée, qu’il l’avait oubliée, qu’il n’avait pas pensé à elle chaque jour passé loin de sa tendre étreinte ?
Pourquoi ? Oui, pourquoi ?
Il ne comprend pas. Il sait juste que c’est de sa faute. Il n’avait pas été assez présent pour elle. Il n’avait pas pu lui offrir tout ce qu’elle désirait. Il n’avait pas su répondre à ses attentes.
Il n’avait pas su la comprendre, l’aimer comme elle le désirait.
Et pourtant… C’était bien son cœur qu’il sentait se briser au fur et à mesure de ses réflexions.
“Sold my soul, to heaven and to hell...”
Dix-neuf ans plus tard.
Alessandro a bien changé. Le jeune homme rêveur, insouciant et rieur a disparu. Il n’en reste rien. Pas une seule trace. Son visage est marqué par la dureté de la vie. Il a appris, à la dure, que cette dernière ne fait pas de cadeaux.
La vie a réduit ses rêves à néant. Lui qui aspirait si fort à devenir écrivain… Il ne parvient même plus à écrire. L’inspiration l’a déserté. Avant, son imagination ne lui laissait aucun répit. Mais il n’arrive plus à imaginer, à rêver. Tout ce que sa main trace sont des poèmes et des courtes nouvelles emplies de noirceur, de désespoir. Ses personnages sont désabusés, n’ont plus foi en rien. Ils sont le reflet de son âme vide d’envies. Curieusement, un éditeur s’est intéressé à ses sombres écrits et les publie. Mais son écriture n’est pas régulière, malgré l’envie. Et cela ne lui permet pas de vivre.
Pour lui, cette situation est pire que tout. Pire encore que son cœur mis en pièces par l’amour.
Ecrire, c’est toute sa vie. Il a toujours eu la conviction d’être né pour ça. C’est un plaisir, un soulagement, un désir, une
nécessité.
Et constater qu’il n’y arrive plus… C’est horrible. C’est inimaginable. C’est terrible. C’est la fin.
Dans son petit appartement miteux, il peine à vivre. Il ne mange généralement qu’une fois par jour. Mais au moins, il mange quelque chose de bon. Il passe tout son temps dehors, à errer dans les rues pour trouver du travail. Il fait quelques boulots par-ci par-là. Il n’a jamais fait la manche. Il a horreur de ça. Mais il se dit qu’un jour, il sera réduit à cette extrémité.
Il fait froid dans son appartement. Les radiateurs marchent mal, mais il n’a pas assez d’argent pour les faire réparer, et encore moins pour les changer. Du coup, il tombe souvent malade et passe son temps emmitouflé dans son manteau, à boire du chocolat chaud.
En dix-neuf ans, sa situation n’a fait qu’empirer. Il est arrivé en Australie sans argent. Il a trouvé un travail de serveur et a pu obtenir un logement étudiant pour presque rien. C’était une chance inouïe. Il a pu faire des études et bénéficier d’aides. Ce qu’il faisait ne lui plaisait pas vraiment, mais c’était mieux que rien.
Il sortit diplômé cinq ans plus tard. Rechercher un appartement fut une véritable épreuve. Et trouver un travail également. Il ne pouvait louer sans travail et ne pouvait vivre sans logement. Il était tombé sur un petit emploi dans une épicerie et à partir de ce moment, les jobs s’étaient enchaînés. Son diplôme d’Histoire ne lui fut d’aucun secours. La culture ne se marchandait pas sur le marché du travail.
Il y avait des périodes plus dures que d’autres. Lorsqu’il se retrouvait au chômage ou que son employeur le payait une misère, il devait faire d’autres boulots à côté pour pouvoir payer le loyer de son minable appartement. Il vivait au jour le jour, mais dans une angoisse constante de ce qui viendrait le lendemain.
Et depuis le début de l’hiver, il était sans emploi. Il se reposait sur ses maigres économies, qui allaient bientôt disparaître. Les journées qu’il passait cloué au lit par la fièvre l’empêchaient de démarcher les commerçants pour savoir s’ils cherchaient un vendeur. Pourtant, il s’obstinait. Et la solution lui vint lorsqu’il croisa une femme qui faisait le trottoir, un soir de Décembre.
Après tout, pourquoi pas ? Il lui était arrivé d’avoir des propositions, qu’il refusait bien sûr. Trop de fierté et de dignité ? Peut-être. A cette époque, il arrivait à se débrouiller. Mais ce n’était plus le cas. Il lui manquait une sacrée somme d’argent pour payer son loyer et cela faisait un jour entier qu’il n’avait pas mangé. Son portefeuille était vide.
Il savait qu’il attirait les regards. Cela n’avait jamais été un secret pour lui. Il charmait sans même le vouloir. Un regard, un sourire, suffisaient parfois. Serait-il capable de jouer les séducteurs ? Si c’était nécessaire, il le ferait. Il n’avait plus rien à perdre. Il ne voulait pas se retrouver à la rue. C’était sa pire crainte. Et il se sentait capable de tout pour ne pas la voir se réaliser.
Le lendemain soir, habillé des vêtements qui le mettaient le plus en valeur, il se promenait dans le quartier gay.
Il laissa de côté ses pensées, son dégoût pour ce qu’il faisait. Il enferma son cœur, mit sa dignité et sa fierté au placard. Il se montra aguichant, charmeur. Et il ne tarda pas à se faire accoster par un jeune homme un peu en mal d’amour. Ce premier client voulait coucher avec un mec pour savoir s’il était homosexuel ou non. Il accepta.
Les gestes d’Alessandro furent d’abord hésitants puis bien plus assurés. Il avait juste à se détacher de la scène et faire comme si le corps sous ses doigts était celui de quelqu’un qu’il aimait… Il pouvait se persuader qu’il désirait ces contacts, cette union charnelle.
Le pourboire fut généreux. Et ce ne fut pas le dernier. Loin de là.
“The ultimate defense is to pretend.”
Sa mère…
Il vient tout juste de revoir sa mère. Il se demande encore comment elle a bien pu le retrouver. Il n’a laissé aucune trace derrière lui. Pas un numéro de téléphone, pas une adresse. Le néant total. Il a longtemps ressenti une grande rancœur envers elle et son père. Mais cette colère s’est apaisée avec le temps.
Et il serait mentir que de dire qu’il n’est pas heureux de la revoir. Elle lui a terriblement manqué, il vient de s’en rendre compte. Son père aussi… Mais il n’est apparemment pas prêt à le revoir. Alors il devra se contenter de sa mère pour le moment. Elle ne sait rien de sa situation financière catastrophique et encore moins qu’il se prostitue. Il veut garder cela secret, c’est pour cette raison qu’il ne l’invite pas et préfère qu’ils se rencontrent à l’extérieur ou dans sa petite chambre d’hôtel. Il ne veut pas qu’elle l’aide parce qu’elle a pitié de ce qu’il est devenu.
Donc il lui ment. Il lui dit qu’il a un master d’Histoire et qu’il enseigne. Il lui décrit une maison qui n’est pas la sienne, les bêtises des chiens qu’il n’a pas. Ça lui fait de la peine de lui mentir mais il a tellement honte de sa situation… Tellement honte de ce qu’il est devenu.
Mais sa mère a fini par remarquer que quelque chose n’allait pas. Il voit sa prudence dans ses yeux. Elle ne veut pas le brusquer. Elle ne veut pas qu’il la rejette et s’éloigne à nouveau. Cependant, elle s’inquiète. Elle voit bien qu’il n’est plus du tout le même. Elle devine sa fragilité mieux que personne. Celle qu’il s’efforce de cacher derrière des paroles dures et un visage sérieux.
Mais déjà, elle doit s’en aller. Elle n’est restée que deux semaines et déjà, il sent qu’elle va lui manquer. Il se retient de la supplier de le prendre avec lui. Elle lui laisse un peu d’argent mais aussi l’adresse et le numéro d’un psychologue. Il lui lance un regard outré mais elle lui demande d’y aller, pour lui faire plaisir. De toute façon, elle a déjà pris rendez-vous pour lui. Il soupire mais finit par accepter. Si cela la rassure et lui permet de croire aux mensonges qu’il débite à longueur de journée…
Trois jours plus tard, il se retrouve dans une petite salle d’attente. Les murs sont peints en blanc et les chaises sont rouges et confortables. Il a rendez-vous à dix-neuf heures précises. Ce n’est pas très loin de l’endroit où il « travaille ». Comme ça, il pourra y aller juste après…
Il a fait un effort pour trouver les habits les moins abimés qu’il possède. Bon, ses chaussures ont du vécu mais avec ce qu’il va gagner dans les prochains jours, il pourra peut-être enfin s’en racheter une paire. Au moins, son manteau le couvre bien et son jean délavé n’est pas troué.
Il attend et profite de la chaleur de l’endroit.
Une porte en bois s’ouvre et laisse passer une femme. Celle-ci remercie quelqu’un qu’il ne peut voir avant de lui souhaiter une bonne soirée. Il lui rend la politesse et se lève. Le psychologue lui apparaît enfin.
Ses traits sont indéniablement virils et semblent taillés dans le marbre de son visage. Costume trois-pièces, élégant, raffiné. Il possède un charisme certain. Avec un sourire, il l’invite à entrer et Alessandro s’exécute.
Le pas lent, il découvre la grande pièce. Son regard curieux se pose partout, mais il reste silencieux et observe.
« Prenez place, je vous prie. » l’invite la voix de l’autre homme alors qu’il s’assoit dans un fauteuil en cuir.
Mais Alessandro se fige net et le regarde droit dans les yeux. Il ne va pas y aller par quatre chemins.
« Ecoutez, je suis venu ici pour faire plaisir à ma mère. Je ne compte pas rester et vous parler, je n’ai rien à vous dire. Donc je vous souhaite une –
-Vous n’êtes pas obligé de parler. Et maintenant que vous êtes là, autant en profiter ? »
Alessandro claque de la langue, agacé.
« Je n’ai pas d’argent pour vous payer, lui annonce-t-il brutalement.
-Votre mère a déjà tout réglé et ce, pour une vingtaine de séance. »
Il écarquille les yeux. Elle n’a pas fait ça, n’est-ce pas ? Cette fois-ci il sent la colère monter.
« Je ne suis pas un enfant que l’on peut obliger à se rendre chez le médecin, assène-t-il avec froideur.
-Certainement. Je connais bien votre mère, Alessandro. C’est une bonne amie. Et je lui ai promis que vous viendriez à vos consultations. Elle a dit qu’elle en serait très heureuse.
-Est-ce que c’est du chantage ? s’exclama-t-il avec colère.
-Elle veut juste être rassurée, vous pouvez comprendre cela, n’est-ce pas ? » s’assure son interlocuteur avec un calme désarmant.
Alessandro s’exhorte au calme. Après tout, n’est-ce pas dans le but de la rassurer qu’il est venu ici ? Il ne veut pas lui mentir à propos de cela aussi.
Mais la situation l’énerve. Il se sent piégé. Il a bientôt quarante, merde ! Et sa mère semble encore avoir le contrôle de sa vie…
Il finit par s’asseoir lourdement sur le canapé, croiser les jambes et les bras. Son regard effronté croise celui de son psychologue, qui ne semble pas se départir de son calme.
« Cette heure vous est consacrée, lui annonce-t-il avec flegme.
-Je ne compte pas vous parler. Je réitère, je n’ai rien à vous dire, contrairement à ce que ma mère a pu vous dire. Je viendrai aux dix-neuf prochaines séances parce que c’est ce qu’elle veut mais n’attendez pas autre chose de moi qu’un silence obstiné, lui cracha-t-il presque, terriblement agacé.
-Vos réactions et votre silence m’en disent bien plus sur vous que vous ne le croyez… » laissa échapper le psychologue.
Alessandro se renfrogna et garda le silence, comme il l’avait promis.
Il n’allait certainement pas étaler sa vie devant un inconnu.
“Tell me the secrets that you know...”
Il court. La pluie le martèle, inonde les trottoirs. Il manque de tomber par deux fois mais il court quand même. Il ne faut pas qu’il arrive en retard à sa consultation. Il tient à être ponctuel. C’est la seule et unique chose qu’il peut offrir au psychologue.
C’est la troisième fois qu’il pénètre dans cette petite salle d’attente. Essoufflé, il peine à retrouver un rythme cardiaque normal. Il n’a pas l’habitude de l’effort et son corps est relativement faible ses derniers temps. L’hiver est bien là et avec lui viennent ses habituels soucis : le chauffage défectueux, le manque de travail, le loyer qui augmente, le froid qui ne le quitte plus et les maladies, qu’il choppe à chaque coin de rue.
Il tousse bruyamment, avec l’impression qu’il va cracher ses poumons. Puis il s’assoit et entreprend de se coiffer un peu. Ses cheveux sont longs, il devra bientôt les couper. Cela demande de l’entretien et ils ont beaucoup plus de mal à sécher ainsi. Mais il sait que certains de ses clients réguliers apprécient ce trait de son physique…
Cette pensée le révulse. En est-il réduit à vouloir leur faire plaisir ?
… Mais n’est-ce pas justement ce que font les prostitués comme lui ?
Il respire fort et se sent faible. Il a de la fièvre, il le sent. Et il a le pressentiment que sa course sous la pluie ne va pas arranger son état. Vivement que l’heure passe et qu’il puisse rentrer chez lui, s’emmitoufler dans ses couvertures froides…
La porte s’ouvre en face de lui. Le regard de son psychologue le sonde. Alessandro a conscience qu’il doit avoir une mine horrible. Il est trempé et malade. Mais il se relève avec le peu de dignité qui lui reste, salue l’autre homme et pénètre dans cette grande pièce, dont il apprend à connaître tous les recoins.
Le psychologue ne fait aucune remarque, ce qu’il apprécie. Mais il ne se dirige pas non plus vers son fauteuil. Alessandro lui lance un regard intrigué.
« Comptez-vous m’adresser la parole aujourd’hui ? s’enquiert-il sans aucun reproche dans la voix.
-Pas plus que les autres jours. » marmonne l’autre en croisant les bras, attendant la suite.
Il vacille sur ses jambes et s’appuie sur le dossier du grand canapé pour assurer sa stabilité. Sa tête tourne mais il parvient quand même à se concentrer sur l’autre homme, qui ne le quitte pas des yeux. Il n’aime pas être ainsi observé. Il a l’impression que le psychologue met son âme à nu quand il le regarde. Il semble deviner ses pensées dans tous ses gestes. C’est terriblement gênant.
« Aimez-vous lire, Alessandro ? »
La question le prend au dépourvu. Il hésite.
« Oui… Pourquoi ?
-Faut-il qu’il y ait une raison à chacune de mes questions ?
-Aucune de vos questions ne sont innocentes. » lui répond sans détours Alessandro.
L’autre esquisse un sourire.
« Désireriez-vous consacrer cette heure-ci à la lecture ? lui demande-t-il avec un naturel désarmant. J’apprécie vos silences, mais ils doivent commencer à vous peser. »
Alessandro grogne pour la forme mais s’approche finalement du psychologue, qui se tient prêt de sa bibliothèque. Son pas est chancelant. Tout ce qu’il désire, c’est rentrer chez lui et s’octroyer un bon somme. Mais il doit rester une heure, alors autant qu’elle se passe de la manière la plus agréable possible… Et lire est un bon moyen de le distraire de son mal-être.
Il parcourt les étagères des yeux. Il sent le regard de l’autre homme brûler son dos, mais ce n’est un silence tendu qui règne. Il reconnait quelques auteurs –des classiques- et quelques titres mais la plupart lui sont inconnus. Il y a des auteurs Français et Anglais également.
Il tend soudainement la main vers un livre, comme pris d’une soudaine inspiration. Ce titre lui plait bien. L’ouvrage semble être un peu vieux. La couverture est rêche et lui rappelle les livres que ses grands-parents lui offraient quand il était petit. Il n’y a pas de résumé mais ce n’est pas grave.
Il lance un coup d’œil prudent à son psychologue, qui lui offre un regard rassurant. Ils finissent par se diriger vers les fauteuils tous les deux et s’assoient l’un en face de l’autre. Avec délicatesse et respect, Alessandro ouvre le livre qu’il tient dans sa main. Il prend le temps de lire la dédicace puis se lance dans la lecture de la première page avec impatience.
Il oublie sa fièvre. Ses soucis disparaissent. Son angoisse perpétuelle s’évanouït. Il pénètre dans un nouveau monde.
Et ses yeux se ferment peu à peu alors que le sommeil l’emporte dans le pays des songes.
“Don’t save me, don’t save me ‘cause I don’t care !”
Adossé contre un mur, il attend. Il sait que la plupart des hommes ne vont pas tarder à sortir de ce bar, amenant avec eux des clients potentiels.
Il soupire, tentant de faire abstraction du froid. Son jean moulant le serre un peu trop. Il est trempé. Il hait la pluie. Heureusement qu’elle s’est arrêtée quelques minutes plus tôt, sinon, il va vraiment finir malade. Sa fièvre est sous-jacente et lui donne l’impression d’être brûlant à l’intérieur et glacé à l’extérieur.
Il frissonne en entendant une porte s’ouvrir, non loin de lui. C’est un quartier plutôt calme, mais dont la réputation n’est pas vraiment reluisante. Sur le trottoir d’en face, il aperçoit d’autres prostituées, qui attendent non loin d’une grande artère routière. Lui évite de s’afficher ainsi. Il a peur des représailles ou encore de se faire passer à tabac. L’homophobie n’a toujours pas disparu, malheureusement…
Il entend des pas et tourne la tête vers la droite. Il reconnait cet homme. C’est l’un de ses clients les plus réguliers. Un petit riche, qui n’assume pas sa sexualité en face de papa et maman, et qui vient prendre son pied avec lui.
Fidèle à son rôle, Alessandro passe sa main dans ses cheveux, les ébouriffant pour leur donner du volume. Il a fini par les couper, ils étaient vraiment trop gênants. Il lance un regard aguicheur à l’autre homme et prend une pose un peu plus suggestive contre le mur. Il déteste paraître aussi facile, se donner ainsi au bon vouloir de ce gamin. Mais celui-ci s’approche et glisse une jolie liasse de billets dans la poche arrière de son jean, en profitant allègrement pour peloter ses fesses.
Alessandro saisit son col de chemise et l’attire vers lui, les lèvres entrouvertes. Mais il l’empêche de l’embrasser. Il sent se faire désirer, cela fait partie du jeu.
« Peut-être devrions-nous trouver un endroit un peu moins… exposé ? » lui sourit-il de manière suggestive.
Bon sang, ce ton séducteur, ce n’est pas lui. Cette attitude lascive non plus.
Et pourtant…
Mais l’autre semble ne pas prendre en considération sa remarque. Il se lèche les lèvres et plaque Alessandro contre le mur avant d’approcher son visage du sien jusqu’à effleurer son nez.
« J’ai bien envie de le faire ici… »
Oh.
Ça, c’est absolument hors de question pour le brun.
Mais l’autre l’embrasse déjà avec envie, l’empêchant de partir en appuyant autoritairement ses mains sur ses épaules. Alessandro a décidé de se laisser un peu faire, juste pour l’amadouer, et l’encourage à l’embrasser encore, l’attirant encore plus vers lui.
Une main s’aventure sur son ventre. Il stoppe tout de suite le baiser et plante son regard dans celui, fou de désir, de son client. Il le repousse légèrement .
« Je n’ai pas l’habitude de l’extérieur. » opte-t-il finalement.
Sous-entendre que ses performances ne seraient pas aussi bonnes est la meilleure manière d’obtenir ce qu’il veut. Mais le jeunot en face de lui fronce les sourcils.
« Vu le tas de fric que je viens de te filer, tu pourrais même ramper à mes pieds. » assène-t-il d’un ton autoritaire et légèrement colérique.
Alessandro se fige, terriblement mal à l’aise. C’est la première fois qu’on lui fait une telle réflexion. Et il a beau être une catin, il n’apprécie pas du tout qu’on le traite comme un esclave.
Il repousse son interlocuteur de toutes ses forces, récupère son argent et lui balance sans le moindre remord. Il ouvre la bouche pour lui exprimer sa façon de penser mais l’autre le balance contre le mur. Sa tête cogne douloureusement contre le béton et il gémit de douleur en se recroquevillant sur lui-même. Mais déjà, l’autre revient à l’assaut de ses lèvres, une main posée sur la ceinture de son jean, l’autre douloureusement plaquée sur son ventre maigre. La souffrance s’accentue alors qu’il réalise lentement, incapable de se débattre, que ce gamin va le violer, ici, dans la rue.
« Ecartez-vous. »
La voix inconnue claqua, arrêtant son assaillant net. Ce dernier se désintéressa d’Alessandro et le brun se laissa glisser à terre, la tête horriblement douloureuse.
« Qu’est-ce que t’as, toi ? »
C’est la voix agressive de son client qui retentit. Un instant, Alessandro se demande qui a bien pu intervenir. Ici, tout le monde passe en faisant semblant de ne pas voir les gens comme lui. Pourquoi quelqu’un se serait arrêté ? Il a choisi ce métier.
« T’es un autre de ses clients, c’est ça ? Tu le veux pour toi peut-être ? Bah t’attends ton tour mec, j’ai payé en premier, je l’ai en premier. » crache l’autre.
Alessandro relève lentement la tête, mais sa nuque lui fait mal. Qui se trouve en face de son agresseur ? Cette question l’obsède.
« Je vous prierais de ne pas considérer une vie humaine comme étant monnayable. Maintenant, laissez-le tranquille avant que je n’appelle la police pour leur dire que vous êtes un trouble à l’ordre public et que vous avez tenté d'abuser de quelqu’un. »
Il entend des pas rapides qui s’éloignent et un joli flot d’insultes à son encontre.
Mais la voix de cet homme… Il la connait. Il la connait même
très bien.
Il relève finalement la tête et son regard tombe sur son psychologue, qui lui tend une main salvatrice.
La honte le submerge. Non. Tout sauf ça.
Il ne veut pas voir la pitié dans ses yeux. Il ne veut pas lire son jugement sur son visage. Il ne veut pas qu’il l’aide. Il ne veut pas qu’il s’immisce ainsi dans sa vie alors qu’il semble déjà faire de son esprit son terrain de jeu.
Il ne sait pas où il trouve la force nécessaire, mais il claque la main tendue et se relève. Il envoie un regard furieux et meurtri à l’autre homme.
« Oubliez ce que vous venez de voir. » assène-t-il avec dureté.
Il espère que le psychologue n’ira rien raconter à sa mère… Mais sans plus attendre, il tourne les talons et le plante là. Il veut juste rentrer chez lui et ne plus jamais en ressortir. La honte l’oppresse. Il a envie de se répandre en sanglots sur le trottoir, d’hurler, de pleurer jusqu’à être à sec.
Mais lorsqu’il rentre chez lui, c’est dans son oreiller qu’il étouffe ses cris et ses pleurs.
“It began with an ending...”
Il n’est pas retourné à l’une de ses séances avec son psychologue. La blessure est trop récente et trop profonde. Mais il sait que s’il ne manifeste pas sa présence bientôt, l’autre finira par contacter sa mère…
De toute façon, il finit la vingtaine de séances et ensuite, il pourra retourner à sa petite routine. Petits boulots en journées lorsqu’il en trouve, squat des boutiques quand il fait trop froid et rencontre avec ses clients le soir venu.
C’est une sphère infernale dans laquelle il est enfermé. Et voilà son propriétaire qui augmente encore le prix du loyer… C’est indécent. Les conditions dans lesquelles il vit sont minables. Il est minable, à essayer de débattre, de survivre. Mais que peut-il faire d’autre, avec le peu de moyens qu’il a ? Rien.
Les mois passent, amenant avec eux la chaleur de l’été. Il aime cette saison. Sa chaleur surtout.
Il n’est pas retourné voir son psychologue et ce dernier n’a pas cherché à la recontacter. Tant mieux, tente-t-il de se persuader alors qu’il meurt de chaud dans l’espace oppressant de son appartement. De toute façon, il n’a rien à lui dire, rien à lui raconter. Et il ne veut pas de sa pitié.
L’histoire d’Alessandro est celle d’un petit garçon insouciant, qui croquait la vie à pleine dent et rêvait de devenir écrivain. Un garçon auquel la vie et l’amour ont arraché tous les rêves. Il ne reste rien de lui, rien d’autre que cet être fragile et brisé, qui se débat vainement pour survivre.